Jacques Testart - démocratie et conventions de citoyens

Quelques réflexions (et citations) suite à la lecture de l'essai de Jacques TESTART "L'humanitude au pouvoir", ouvrage pouvant intéresser toute personne se questionnant sur le fonctionnement de nos démocraties.

Je connaissais déjà Jacques Testart pour avoir lu certains de ses articles dans différentes revues (notamment l'âge de faire) dans lesquels il a prôné une appropriation citoyenne des enjeux des développements scientifiques et technologiques ou encore l'utilisation du tirage du sort pour désigner des représentants.

Et force est de constater que nous manquons de prise sur les évolutions majeures de nos sociétés faute de temps, d'information... ou tout simplement parce que l'on ne nous demande pas notre avis !

Démocratie ?

Comme il le rappelle, notre système actuel (en France et dans d'autres pays "démocratiques") consiste à déléguer ce pouvoir de décision et contrôle à des représentant(e)s élu(e)s directement ou indirectement. Pour beaucoup les élections apparaissent même comme l'incarnation de la démocratie.

Cette adéquation semble pourtant récente si on en croit Bernard Manin dont je vous conseille la lecture du "Principe du gouvernement représentatif".
Selon lui, historiquement l'élection possède au contraire un caractère aristocratique.
C'est d'ailleurs ce que nous ressentons intuitivement lorsque nous pensons que nos élus doivent se montrer "exemplaires", c'est-à-dire se tenir au-dessus de la mêlé.

J'ajoute que le processus électif habituel a également été critiqué d'un point de vu strictement mathématique, notamment par Condorcet dont la méthode est d'ailleurs prises en compte par certaines organisations.

Les conventions de citoyens.

Au-delà de savoir ce qui mérite le qualificatif de "démocratique" ou non, la question est surtout de savoir quelle place doivent avoir les simples citoyens dans les prises de décision collectives les concernant.

Jacques Testart défend dans son essai ce qu'il nomme les conventions de citoyens.

L'idée étant de constituer des groupes de citoyen(ne)s tiré(e)s au sort sur les listes électorales (dans l'esprit des jurys d'assise) qui devront ensuite délibérer sur une question se posant à la société comme par exemple l'apparition d'une nouvelle technologie (OGM, nano-technologies, etc.).

Sont exclus de ces conventions toute personne étant militante ou intéressée (économiquement...) et qui ont donc déjà une opinion tranchée sur le sujet.
Ce jury sera exposé aux arguments des différentes positions existantes sur le sujet, y-compris celles minoritaires.
L'idée est d'aller au-delà des simples arguments "pour" ou "contre" les plus courants pour faire un état des lieux de ce qui ce dit.
Le processus doit aboutir à une prise de position du groupe de citoyen(ne)s ainsi formé.

Selon l'auteur, doivent être exclus de cette procédure tous les thèmes trop locaux pour lesquels il serait difficile de trouver des individus non concernés par le sujet.
Un peu comme si on demandait leur avis concernant le déplacement d'un aéroport aux personnes qui habitent à côté :-)

Humanitude ?

Le concept d'"humanitude" développé par Jacques Testart désigne sa foi en la capacité de simples citoyens à faire les choix les plus justes pour peu qu'ils soient suffisamment informés.

J'avoue que j'adhère globalement à sa proposition.

On évite l'écueil d'une démocratie directe trop chimérique où toutes les personnes concernées seraient consultées sur tous les sujets avec foi discutable en une prétendue sagesse populaire et risque de démobilisation, seuls les plus militants / intéressés restant au final mobilisés.

De l'autre côté, difficile de se satisfaire du fonctionnement actuel de nos "démocraties délégatives" pour reprendre ses mots, où les citoyens ont en fait peu voix au chapitre concernant des choix de société qui pourtant les concernent.

Un homme informé en vaut deux ?

À mon sens, entre deux opinions, si on doit en choisir une ayant plus de valeur qu'une autre, c'est celle de la personne la plus informée concernant le sujet débattu qui devrait prévaloir.

Ceci ne signifiant pas de laisser le pouvoir aux "experts" qu'ils soient professionnels ou citoyens (=militants) car leur avis peut être biaisé pour différentes raisons et cela ne permettrait pas l'appropriation citoyenne des enjeux en question.

En partant au contraire d'individus peu connaisseurs du sujet à la base et en leur faisant étudier les différents points de vue des uns et des autres et surtout en discuter entre eux, je pense que l'on peut espérer parvenir à une position assez juste.

Quelques bémols...

Il faut prendre en compte les moyens dont dispose chaque partie prenante.
Un lobby défendant des intérêts économiques pourra sans aucun doute payer des professionnels pour préparer son dossier et le faire présenter à son avantage par des experts de la communication.
Une association uniquement gérée par des bénévoles n'aura pas forcément les mêmes moyens...

Il faut aussi veiller aux jeux de pouvoir et d'influence à l'intérieur du groupe de citoyens, certaines personnalités pouvant naturellement prendre le dessus durant les discussions.
Sauf erreur, l'auteur ne précise pas si les votes (si il y en a) se font à bulletin secret, ni si la présence d'animateurs compétents est requise pour permette à chacun(e) de s'exprimer.

Enfin pour que cette procédure soit crédible, la prise en compte des conclusions de cette consultation ne peut être optionnelle... Cela décrédibiliserait complètement tout le processus.

Quoi qu'il en soit la généralisation de ces conventions de citoyens me paraîtrait déjà un progrès par rapport au fonctionnement actuel, la procédure pouvant (et devant) continuer à être améliorer au fil des expériences.

Plusieurs expériences ce sont déjà tenues en France que vous trouverez relatée dans un extrait de son livre proposé par l'auteur lui-même sur son site internet.

Vous pouvez aussi lire l'interview de Jacques Testart par Reporterre.

En complément, voici quelques citations que j'ai moi-même sélectionnées :

En ces temps d’abstention record, la petite musique "républicaine" relance l'idée du vote obligatoire "pour renforcer la démocratie". Obliger à ce "devoir citoyen" serait effectivement le stade ultime du verrouillage du système en invalidant tout changement d'envergure puisque le déni spectaculaire qu'est l’abstention serait alors interdit de progresser. Ainsi pourrait-on considérer comme légitimes des politiciens qui rassemblent sur leur nom moins de 20%  de l'électorat. Pire, aux élections européennes de mai 2014 aucun parti n'a atteint, en France, le score modeste de 10% des personnes en âge de voter ! Nous avons besoin de représentants élus, mais qui se souviennent chaque jour qu'ils sont délégués pour nous servir au mieux car, comme le proclame Hervé Kempf, complétant un slogan du Parti de Gauche, "l'oligarchie ça suffit, vive la démocratie" ! L'argument selon lequel l'élu pourra être sanctionné au prochain tour électoral ne tient pas : outre que cette interviendrait trop tard, il est tant de motifs de valider ou invalider un élu qu'un manquement particulier se trouvera noyé dans un bilan avantageusement présenté. Alors, vivons-nous réellement dans une démocratie ? (p.19).

Dans nos sociétés néolibérales, une dispute oppose ceux qui accusent le système de "flatter les bas instincts" avec les jeux d'argent, la culture de compétition, le culte de la réussite, etc. à ceux qui répondent qu'on ne doit pas refuser aux gens ce qui les rend heureux. Mais, ce qui indique finalement si, comme défendu ici, les êtres humains ne sont pas ce qu'ils paraissent, s'ils peuvent plus et mieux, c'est la dérision qui fait nommer démocratie un mode d’administration du monde qui ignore  (qui craint ?) ce supplément d'âme et d'intelligence, qui parque les humains dans un troupeau existentiel n’accédant à la vraie liberté que par des lucarnes intermittentes. La démocratie ne peut se suffire de l'exécution des pulsions de l'humain inachevé, mais c'est pourtant là la seule exigence des démocrates aujourd'hui. Si notre système politique ne peut qu’entretenir cette illusion grâce à l'aliénation des majorités à coups de sondages, de débats publics ou d'élections, c'est qu'il s'adresse toujours à la part la plus médiocre de l'humain. Ainsi va la comédie politique... (p.43)

De telles résistances à ce que les dirigeants présentent continuellement comme des "progrès" ne sont pas courantes dans la vie quotidienne où ce sont souvent de petites minorités qui paraissent avoir l'exclusivité des réticences vis-à-vis des innovations technologiques. C'est que le benêt que nous sommes tous (gogo ou jocrisse du grand théâtre politique) est l'animal de compagnie des puissants. Sa passivité est acquise par le conditionnement à des promesses de lendemains qui chantent ou par la résignation à se satisfaire de possibles balisés ("il n'y a pas d'alternative", "ça va marcher" !), auxquels n'échappent, parfois, que bien peu d'intellectuels et de militants. Ceux qui, depuis Condorcet, voient dans l’éducation le premier outil d'émancipation ont théoriquement raison, mais l'école ne suffira jamais à construire une société libérée. Il est urgent d'officialiser des procédures vertueuses, capables de révéler l'humanitude chez des personnes ordinaires afin que les représentants du peuple s'emparent de leurs conclusions. (p.94)

Beaucoup se demandent comment résoudre les problèmes de l'heure en s'appuyant sur la démocratie, ou ce que l'on désigne ainsi aujourd'hui. Si ce souci n'est pas feint, il existe des solutions simples qui passent par la confiance accordée au peuple car le bien commun a plus de chance de ressembler aux propositions formulées par les citoyens qu'aux planifications d'états-majors peuplés surtout d'individus myopes ou privilégiés. Pourtant, il est démagogique de laisser croire que les populations seraient naturellement capables de décider des meilleures options sans avoir été préparées à cet exercice. Cette démagogie, largement partagée, est posée comme idéal républicain, y compris par ceux qui n'envisagent pas sérieusement de tenir compte de leurs propres sollicitations du public pour arrêter une politique. C'est en quoi ce système est pervers et malade. L'enjeu immédiat nous semble être de construire des protocoles, en dehors de tout contexte spécifique, afin de définir des pratiques irréprochables, constituant un fondement objectif pour répondre adéquatement à des situations variées. Établir des règles génériques, hors de tout contexte particulier, offre la possibilité de défendre des principes plutôt que d'affronter des intérêts spécifiques, comme il arrive quand l'urgence de la décision entraîne l'improvisation. La convention de citoyens appartient à ces propositions. (p. 119).

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