La pensée scientifique moderne

Je partage ici avec vous quelques réflexions et citations, suite à la lecture de l’essai de Jean ULLMO : « La pensée scientifique moderne ».

Couverture du livre aux éditions Flammarion

Il n’y a pas de faits alternatifs !

Sur la page d’accueil de ce blog, vous pouvez lire un « There are so many alternatives ! » tournant en dérision l’affirmation inverse attribuée à Margaret Thatcher (le fameux TINA). Cela pour prôner le droit aux alternatives et innovations dans tous les domaines de l’existence humaine. Une invitation à chercher, créer, entreprendre, seul ou à plusieurs et sans avoir peur de se tromper. Et ne pas se laisser refroidir par celles et ceux qui vous diront que tout cela ne sert à rien, que tout est déjà joué d’avance, que ces personnes le fassent par réel pessimisme ou bien qu’elles cherchent à maintenir un statu quo qui leur profite.

Pour autant, si les horizons ne sont pas aussi bouchés que certains aiment à le croire, la réalité reste ce qu’elle est et il est nécessaire d’être lucide sur le constat, pour mieux envisager comment modifier ce qui est modifiable et imaginer des moyens de s’accommoder du reste…

Il n’y a pas donc de « faits alternatifs » et dans cet exercice de lucidité sur la situation présente, la science me semble le moyen le plus adapté pour approcher d’une certaine objectivité, qui n’est pas négation des subjectivités, mais au contraire leur affirmation.

Mais pour cela, faut-il encore savoir de quoi nous parlons, quand nous parlons de science !

Début du 20ᵉ siècle : big bang de la pensée scientifique ?

L’essai « La Pensée scientifique moderne » publié par Jean ULLMO en 1957 peut aider à y voir clair. Je dois cependant prévenir que sa lecture est ardue et qu’il ne faut pas s’attendre à un ouvrage de vulgarisation. L’auteur se base principalement sur les découvertes de la physique moderne et leur conséquence sur la pensée scientifique et plus généralement philosophique. Y sont notamment traitées la physique quantique, la théorie du chaos ou encore les relativités générales et restreintes. Même si certaines explications méritent une relecture, le sens général de cet essai me semble accessible à toute personne attentive.

Si la science a continué à progresser depuis la publication de cet ouvrage, sans doute que certaines des découvertes les plus perturbantes sont apparues au début du 20ᵉ siècle, en remettant en cause nos conceptions du temps, de la matière, de l’espace… souvent de manière contre-intuitive.

Cet essai fait ainsi un précieux état des lieux de l’avancée des connaissances scientifiques en prenant le temps de revenir sur les précédentes philosophies associées à la science (déterminisme, cartésianisme, positivisme…) en expliquant leurs limites.

La science : voir le monde avec sa raison

L’auteur nous rappelle en quoi la démarche scientifique ne constitue pas une opinion parmi les autres, mais qu’elle se singularise par sa méthode permettant d’éclaircir nos pensées à l’aide de notre raison, outil nous permettant d’analyser ce que nous percevons.

Cette raison pourrait être comparée à nos yeux qui nous permettent de distinguer parmi plusieurs dessins, celui qui ressemble le plus à ce qu’ils représentent (par exemple un arbre). De même la raison nous permet de « voir » ce qui dans la nature semble avoir une stabilité, de même que vous reconnaîtrez le même arbre, bien qu’il bouge en permanence sous l’action du vent ou que vous-même vous, vous déplaciez par rapport à lui.

Par là, la raison nous permet aussi de distinguer parmi différentes théories tentant d’expliquer un phénomène, celle qui se rapproche le plus de ce qu’elle nous a permis d’« observer ». En science, est vrai ce qui est vérifiable par l’observation, même si ce qui est « observé » demande une certaine abstraction pour être vraiment compris. Nous ne voyons pas l’énergie, ni le temps, mais pouvons les déduire de nos expériences.

Scientisme aveugle ?

Ceci n’est évidemment pas un appel à signer un chèque en blanc à toute personne portant une blouse blanche. En tant qu’individu chaque personne, quelle que soit son expertise scientifique, peut être amené à se tromper, voire à mentir consciemment. La démarche scientifique est avant tout une méthode d’exploration du réel et la « science » un ensemble de connaissances faisant consensus dans la communauté concernée à un moment donné. Il n’y a pas ici de « Révélation », mais une suite de découvertes, chacune apportant un éclaircissement sur un sujet et pouvant contredire le consensus précédent. Toute nouvelle réponse est souvent accompagnée d’une série de nouvelles questions. Pas de quoi plaire à celles et ceux qui aiment les réponses simples et définitives…

Je n’ai pas connaissance d’une publication récente de cet ouvrage, mais je pense que vous pourrez en trouver des versions d’occasion ou peut-être dans votre bibliothèque ?

En attendant, voici quelques extraits :

Ainsi, à l’origine de la connaissance scientifique, nous trouvons la répétition, qui n’est pas la reproduction des mêmes phénomènes agissant sur un spectateur passif, mais l’essai répété, l’expérience multipliée et diversifiée d’un observateur actif. (page 33)
Nous conclurons donc à propos du temps : il n’y a pas de réalité préalable que l’on mesure ; il y a une réalité qui naît du moment où elle est mesurée. (page 44)
Il est ainsi bien clair que les lois sont tirées des phénomènes, que c’est une expression vicieuse que de dire : les faits sont soumis à des lois, qu’il faut dire : les faits comportent des lois. La loi est constative est non normative. (page 53)
La science, nous le voyons, n’affirme pas qu’il y ait des lois imposées de l’extérieur aux faits. Elle essaye de constater dans les faits les régularités qui s’y rencontrent ; elle les cherche, elle les trouve. Elle utilise provisoirement ces régularités pour la prévision ; toute divergence est une voie nouvelle de recherche, un aperçu nouveau sur la réalité dont la connaissance pourra s’enrichir par la formation d’une loi nouvelle.
Dans cette lumière, la réponse à la question de Boutroux est bien claire ; nous ne connaissons rien que par les lois. Donc rien de ce que nous connaissons ne peut démentir les lois. (pages 55-56)
Le réel n’est pas une hypothèse métaphysique, c’est pour la science en acte un instrument de pensée, l’hypothèse de travail par excellence. La science avance parce qu’elle tend vers la réalité objective, et c’est la réflexion sur cette réalité, la tentative de la décrire de façon toujours plus adéquate, qui est le moteur du progrès, du renouvellement de la théorie physique. (page 96)
Le positivisme se réclame de l’empirisme qui se résume à affirmer que toute connaissance découle de l’expérience et doit être vérifiée par l’expérience. Affirmation parfaitement exacte, mais aussi parfaitement illusoire si l’on se fait de l’expérience une conception par trop naïve. L’expérience n’est pas passivité, enregistrement d’un donné. Elle est activité, sollicitation, construction. L’expérimentation, et même la simple observation, sont des théories en acte. Un objet scientifique (le soleil, l’atome de carbone) est une théorie cristallisée ; un instrument d’expérience, ce type particulier d’objet scientifique, est « une pensée construite, une pensée en partie réalisée par la technique ». (page 97)
Cournot a établi une distinction intéressante entre théorie et histoire : une théorie, c’est-à-dire la description d’un déterminisme donnant lieu à une prévision parfaite, ne pourrait être valable que pour une portion spatio-temporelle de l’Univers. L’interférence avec une autre portion donnerait lieu à un fait historique. De la rencontre de deux telles séries causales indépendantes naîtrait le hasard. (page 158)
Les énoncés traditionnels du principe de causalité : tout fait a une cause – les mêmes causes produisent les mêmes effets – se ressentent encore de la conception préscientifique d’une série linéaire de cause et d’effets enchaînés, découpant dans le monde des causalités indépendantes. En fait, comme Léon Brunschvicg l’explique lumineusement, il faut prendre ces énoncés négativement. Il n’y a pas de fait individuel isolable, ni de cause isolable. Mais chaque phénomène doit être rattaché à d’autres, ne doit pas être traité comme un commencement absolu. Et une divergence d’effets doit faire rechercher une différence de causes, c’est-à-dire une variation dans les interconnexions qui ont joué. (page 159)
Mais l’affirmation totalitaire du déterminisme universel, comme toute prises de position sur le tout, sort du cadre de la méthode scientifique […] ; elle est étrangère à la science et elle lui est inutile. C’est proprement une hypothèse métaphysique. Elle n’a tiré son crédit que d’une confusion entre le déterminisme-méthode et le déterminisme-dogmatisme. (page 181)
Mais la vérité ainsi requise est une notion relative, qui doit trouver sa définition et son critère au sein même des domaines qu’elle doit régir : exigence en apparence paradoxale, mais qui n’est qu’un aspect de ce vaste paradoxe de l’activité humaine, qui doit progresser et s’assurer elle-même sans être au départ assurée de rien. (page 199)
Il convient de rappeler tout d’abord que le concept de vérité s’applique exclusivement aux jugements, et jamais aux faits ou phénomènes qui ressortissent uniquement du concept de réalité. La vérité concerne seulement les idées que nous nous formons sur ces faits, idées parmi lesquelles figure la simple affirmation de l’existence du fait. Une telle affirmation peut être vraie ou fausse.
[…]
L’idée qu’il existe une réalité objective, des faits antérieurs aux interprétations humaines, est due à ce que le consensus s’établit facilement pour un très grand nombre des cas de l’expérience courante, les variations des perceptions étant aisément éliminées. Il n’y a là rien d’autre que la première étape dans la construction des objets. (pages 200-201)
Ainsi le problème de la Vérité objective s’est-il dissocié en deux : la véracité historique, qui reste dans le domaine des témoignages et des consensus humains – la validité scientifique, qui porte sur toute expérience actuelle. Cette validité est prouvée par la puissance de prévoir et d’agir qu’elle nous confère : le vrai est donc le vérifié. (page 202)
Par la cohérence, la notion de vérité se rattache à celle d’explication ; nous croyons pouvoir passer sous les phénomènes pour en rendre compte, en justifier les apparences, par des réalités plus profondes (les objets ultimes de la microphysique, l’Univers de la Relativité). Ce sont de telles explications qui nous paraissent seules vraies, parce qu’elles sont seules cohérentes, qu’elles unissent le divers par la cohésion d’un petit nombre de lois ultimes sous-jacentes. Il ne faut pas parler ici d’économie de pensée, il ne s’agit pas d’une exigence de moindre effort ; cette tendance unifiante de l’esprit est vraiment recherche du plan de la nature. Parce que, dans son ascension, ses succès lui ont fourni des points d’appui toujours plus solides, l’homme envisage d’atteindre le point d’où il dominera les choses, il se voit rejoindre la Vérité. Toutes les confirmations successives lui font espérer l’affirmation finale. (pages 208-209)
Nous avons vu la raison humaine à l’œuvre dans la construction de la connaissance, dans la recherche des objets et des lois, dans l’édification de la théorie scientifique ; nous l’avons vue guidée dans son effort par l’exigence de causalité, récompensée par la conquête de la vérité ; la science constitue le témoignage irréfutable de sa valeur. Nulle part mieux que dans ce domaine privilégié, la réflexion ne sera capable de l’observer en plein exercice.
Nous savons déjà quelle leçon se dégage de cette entreprise millénaire : c’est l’idée qui nous paraît aujourd’hui si naturelle, mais qui parut presque inconcevable il n’y a pas si longtemps, que la raison s’est formée au contact des choses, le lutteur s’est fortifié dans la lutte. (page 219)
L’acte par excellence de l’esprit est la synthèse par laquelle il pose une unité; des éléments divers s’organisent par cet acte et constituent pour la pensée un objet nouveau. (page 233)
Le problème de l’adéquation est ainsi résolu et le rationalisme justifié, mais sous une forme plus modeste que ses positions traditionnelles ; la raison n’est pas une donnée qui s’impose à la nature, elle est une activité qui s’instruit de la nature, élabore les opérations qu’elle en a tirées et les propose enfin à sa confirmation. (page 254)
Pour atteindre l’objectivité, il faut à la fois tenir compte de tous les points de vue possibles d’un même observateur, et de tous les observateurs possibles – donc de la plus grande diversité possible des sujets : le paradoxe de l’objectivité est que l’objet n’est trouvé qu’à travers la diversification indéfinie des sujets. (pages 280-281)