La Volonté de puissance (extraits)

Ayant lu la majorité des œuvres de Nietzsche, j’ai longtemps retardé la lecture de « La volonté de puissance » du fait de la très forte présomption planant sur son manque authenticité. Lire à ce sujet l’article de Wikipédia concernant cette œuvre.

Couverture de « La volonté de puissance », éditions les classiques de poche

Cet ouvrage est donc à prendre avec des pincettes.
Sans doute la majorité des textes qu’il compile est bel et bien de Nietzsche, mais la façon dont ils sont présentés et organisés peut induire en erreur le lecteur.

Ce n’est donc pas la première œuvre de Nietzsche à lire pour pouvoir se donner une idée de sa philosophie.

Dans ces conditions, je ne vais pas me lancer dans un commentaire de cette œuvre supposée de Nietzsche, malgré les « bons morceaux « que j’ai cru y trouver, ne semblant pas trahir sa pensée telle que je l’ai perçue dans ces autres œuvres…

Je vais donc me contenter de partager avec vous quelques-uns de ces fameux « bons morceaux ».

Vous pouvez lire La volonté de puissance dans son intégralité sur Wikisource dans sa traduction de Henri Albert, qui est précisément celle que je viens de lire.

Extraits

« Les grands érotiques de l’idéal, les saints de la sensualité, transfigurée et incomprise, ces apôtres-types de l’“amour” (comme Jésus de Nazareth, saint François d’Assise, saint François de Paule), c’est chez eux que l’instinct sexuel qui se méprend s’égare en quelque sorte par ignorance, jusqu’à ce qu’il soit forcé de se satisfaire au moyen de fantômes : “Dieu”, l’“homme”, la “nature”. Cette satisfaction cependant n’est pas seulement apparente : elle s’accomplit véritablement chez les extatiques de l’union mystique, bien que ce soit en dehors de leur volonté et de leur “compréhension”, non sans qu’elle soit accompagnée des symptômes physiologiques de l’assouvissement sexuel, le plus physique et le plus conforme à la nature. »
« […] On est bien portant, lorsque l’on se rit du sérieux et de l’ardeur que l’on a mis à s’hypnotiser sur un événement quelconque de son existence, lorsque le remords nous fait éprouver quelque chose qui ressemble à l’étonnement du chien qui mord sur une pierre, – lorsque l’on a honte de se repentir. La pratique que l’on a utilisée jusqu’à présent, fût-elle purement psychologique et religieuse, ne tendait qu’à une transformation des symptômes : elle considérait qu’un homme était rétabli lorsqu’il s’abaissait devant la croix, et jurait de devenir un homme bon… Un criminel, cependant, qui se cramponne à sa destinée, avec une espèce de sérieux lugubre, et qui ne renie pas son acte après coup, possède une santé de l’âme plus grande… Les criminels avec lesquels Dostoïevski vivait au bagne étaient tous des natures indomptées, – ne valaient-ils pas cent fois mieux qu’un chrétien au cœur “brisé” ? »
« […] – car la succession des pensées, des sentiments n’est que le fait de leur visibilité dans la conscience. Que cette succession ait quoi que ce soit de commun avec un enchaînement de causalité, c’est ce qui n’est absolument pas croyable : la conscience ne nous offre jamais d’exemples de cause et d’effet. »
« […] Qu’il faut qu’une quantité de croyance existe ; qu’il faut que l’on puisse juger ; que le doute à l’égard des valeurs essentielles fasse défaut : – ce sont les conditions premières de tout ce qui est vivant et de la vie de tout ce qui est vivant. Donc, il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai, – mais il n’est nullement nécessaire que cela soit vrai. »
« […] – L’intellect pose son pouvoir et son savoir les plus indépendants et les plus forts comme critérium de ce qu’il y a de plus précieux, par conséquent du vrai… "Vrai" : – au point de vue du sentiment – c’est ce qui émeut le sentiment avec le plus de force (" moi "); – au point de vue de l’intellect – ce qui donne à la pensée le plus grand sentiment de force ; – au point de vue des sens, du toucher, de la vue, de l’ouïe – ce qui force à la plus grande résistance. Donc, ce sont les degrés supérieurs dans les manifestations qui éveillent pour l’objet la croyance à sa “vérité”, c’est-à-dire à sa réalité. Le sentiment de la force, de la lutte, de la résistance, convainc qu’il y a là quelque chose à quoi l’on résiste. »
« […] La croyance que le monde qui devrait être existe véritablement, est une croyance des improductifs qui ne veulent pas créer un monde tel qu’il doit être. Ils admettent qu’il existe déjà, ils cherchent des moyens pour y parvenir. “Volonté du vrai”, – c’est l’impuissance dans la volonté de créer. […] »
« Le non-assouvissement normal de nos instincts, par exemple de la faim, de l’instinct sexuel, de l’instinct du mouvement, par soi-même, ne renferme nullement quelque chose de déprimant ; il agit, ou contraire, en agaçant les facultés vitales, de même que le rythme des petites irritations douloureuses fortifie celles-ci, quoi que veuillent nous en dire les pessimistes : ce non-assouvissement, bien loin de dégoûter de la vie, en est le grand stimulant. »
« […] Ce qui, par exemple, est utile à la durée de l’individu pourrait être défavorable à sa splendeur ; ce qui conserve l’individu pourrait en même temps le maintenir et l’immobiliser dans l’évolution. D’autre part, un vice de conformation, une dégénérescence peuvent être de la plus haute utilité, en ce sens qu’ils agissent comme stimulants sur d’autres organes. De même, un état nécessiteux peut être une condition d’existence, en ce sens qu’il abaisse l’individu à une mesure où il se ramasse et ne cède point. – L’individu lui-même est le champ de lutte de ses différentes parties (pour la nourriture, l’espace, etc.): son évolution est liée à la victoire, à la prédominance de certaines parties, au dépérissement, à la transformation en organes de certaines autres parties. […] »
« Les sentiments de bonté, de charité, de bienveillance, n’ont nullement été mis en honneur à cause de l’utilité qui en découle, mais parce qu’ils font partie de l’état d’âme des âmes abondantes qui peuvent abandonner de leur trop-plein et dont la valeur c’est la plénitude de vie. Qu’on observe des yeux les bienfaiteurs ! On y verra toute autre chose que l’abnégation, la haine du moi, le “pascalisme”. »
« Aspect général de l’Européen de l’avenir : celui-ci considéré comme l’esclave le plus intelligent, très travailleur, au fond très modeste, curieux jusqu’à l’excès, multiple, amolli, faible de volonté, – un chaos cosmopolite de passion et d’intelligence. […] »
« […] La “personne” est un factum relativement isolé; par rapport à l’importance bien plus grande de la continuité et de la moyenne, c’est presque quelque chose qui est contre-nature. Pour former une personnalité il faut une certaine période d’isolement, d’obligation à une existence défensive et en armes, quelque chose comme un emmurement, une grande force de réclusion ; et avant tout, une impressionnabilité bien inférieure à celle de l’homme moyen, dont l’humanité est contagieuse.[…] »
« La haine contre la médiocrité est indigne d’un philosophe : elle met presque en question son “droit à la philosophie”. C’est précisément parce qu’il est l’exception qu’il faut prendre la règle sous sa protection, et conserver à tout ce qui appartient à la moyenne son bon courage et son entrain vers soi-même. »
« J’ai déclaré la guerre à l’idéal anémique du christianisme (ainsi qu’à ce qui le touche de près), non point avec l’intention de l’anéantir, mais seulement pour mettre fin à sa tyrannie, et déblayer le terrain en vue d’un nouveau idéal, d’un idéal plus robuste… La continuation de l’idéal chrétien fait partie des choses les plus désirables qu’il y ait : ne fût-ce qu’à cause de l’idéal qui veut se faire valoir à côté de lui et peut-être au-dessus de lui, – car il faut à celui-ci des adversaires, des adversaires vigoureux, pour devenir fort. – C’est ainsi que nous autres immoralistes nous utilisons la puissance de la morale : notre instinct de conservation désire que nos adversaires perdent leurs forces, – il veut seulement devenir le maître de ces adversaires. – »
« […] Un homme possédant son goût propre, enveloppé et caché par sa solitude, ne pouvant ni se communiquer ni communiquer avec les autres, – un homme non déterminé, donc un homme d’une espèce supérieure et, en tous les cas, d’une autre espèce : comment voudriez-vous l’évaluer alors que vous ne pourrez ni le connaître, ni le comparer aux autres ? […] »
« Ai-je nui par là à la vertu ?… Tout aussi peu que les anarchistes aux princes : ce n’est que depuis que l’on tire de nouveau dessus, qu’ils sont assis fortement sur le trône… Car il en fut toujours ainsi, et il en sera toujours ainsi, et il en sera toujours de même : on ne peut pas être plus utile à une cause qu’en la persécutant et en excitant toute la meute contre elle… C’est cela que j’ai fait. »
« Type. – La vraie bonté, la noblesse, la grandeur d’âme qui jaillissent de l’abondance : qui ne donnent point pour prendre, – qui ne veulent point se relever par le bien qu’elles font ; – la prodigalité comme type de la vraie bonté, la richesse de personnalité comme condition première. »
« […] Il est impossible que toute action puisse être rendue : entre vrais “individus” il n’y a pas d’actions similaires, il n’y a, par conséquent, pas non plus de “représailles”… Bien loin de moi l’idée de croire, lorsque je fais quelque chose, qu’un autre homme puisse faire la même chose : ce que je fais m’appartient, à moi… On ne peut rien me rendre, on commettrait toujours, à mon égard, une “autre” action. »
« La première question n’est nullement de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais s’il y a quelque chose de quoi nous soyons satisfaits. En admettant que nous disions “oui” à un seul moment, nous avons par là dit “oui” non seulement à nous-mêmes, mais à l’existence tout entière. Car rien n’est isolé, ni en nous-mêmes, ni dans les choses : et, si notre âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d’une lyre, ne fût-ce qu’une seule fois, toutes les éternités étaient nécessaires pour provoquer ce seul événement, et, dans ce seul moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée, délivrée, justifiée et affirmée. »

Courtes citations :

« Les valeurs des faibles sont au premier rang, parce que les forts s’en sont emparés pour gouverner avec elles… »
« Dans tout le Nouveau Testament il n’y a pas une seule bouffonnerie : mais cela suffit à réfuter un livre… »
« Ce n’est pas la faim qui engendre les révolutions, c’est le fait que chez le peuple l’appétit vient en mangeant… »
« C’est une mesure pour indiquer le degré dans la force de volonté de savoir jusqu’à quel point on peut se passer de sens dans les choses, jusqu’à quel point on supporte de vivre dans un monde qui n’a pas de sens : parce que l’on en organise soi-même un morceau. »
« Nous sommes plus que l’individu : nous sommes la chaîne tout entière, avec la tâche de la chaîne, dans tous les avenirs de la chaîne. »
« L’éducation c’est essentiellement le moyen de ruiner l’exception en faveur de la règle. La civilisation c’est essentiellement le moyen de diriger le goût contre l’exception, en faveur de la moyenne. »